Alain Deselle pratique les arts martiaux depuis 1977 et les enseigne depuis 1983. Il est détenteur de 4 ceintures noires obtenues en Europe et en Asie (en Full-contact, Kickboxing, Kung-fu). Il est professeur 3e dan de Kung-Fu (Hong-Kong) et instructeur fédéral France, 3e degré de Kickboxing et instructeur fédéral France, instructeur de Muay Thaï. Il a pratiqué l’art de Bruce Lee avec ses élèves directs et enseigne un Jeet kune do pour combattants. Champion international de pieds-poings, Alain a utilisé les principes de l’art de la guerre en kickboxing, Full-contact, Free-fight et Muay thaï. A Paris, Los-Angeles, Londres et Hong-Kong, il a ainsi démontré que la stratégie permettait d’accéder à un niveau supérieur d’efficacité.
Le 9 janvier 2019, son ouvrage Stratégies Martiales, édité par Amphora, sort en librairies.
Voici maintenant son article d’hommage à Bruce Lee.
Photos : DR
1945 -2018 : 45 ans après
Il s’est écoulé 45 années depuis la disparition de Bruce Lee, le Mozart des arts martiaux. Cet évènement nous priva d’une lumière que beaucoup recherchent désespérément depuis. Que nous apporta son départ ? Une unique chose : la distribution à l’échelle internationale de ses œuvres cinématographiques, œuvres que nous aurions eues tôt ou tard de toute façon. Autrement dit strictement rien comparé à la perte. Par conséquent, l’évènement qui selon moi a le plus d’importance serait plutôt sa naissance que sa disparition. Aussi je pencherai davantage pour célébrer le 78e anniversaire, plutôt que le 45e.
Vous conviendrez comme moi qu’il est difficile de l’imaginer à cet âge. Le temps qui nous sépare de sa naissance est supérieur à deux fois à l’âge qu’il avait à sa mort. Malgré cette distance, l’image que nous avons de lui est celle d’un athlète éternellement jeune, éclatant de talents et d’énergie face à laquelle chaque nouvelle jeunesse se sent transportée. Bien entendu, beaucoup s’interrogent toujours sur les circonstances de sa disparition, mais ce qui est plus utile est de se souvenir de comment il vécut.
Une conjoncture particulière de planètes favorisa l’éclosion de ce génie qui fit faire un bond de géant à un monde martial en recherche de nouvelles expressions depuis la disparition de l’ère des guerriers. Un peu en perte de raison d’exister, les arts martiaux commençaient à multiplier les versions tournant autour de leur propre essence sans vraiment la retrouver : le combat réel. Deux grands Maîtres permirent la transition difficile entre la nécessité devenue obsolète de devenir un guerrier pour survivre et la possibilité de pratiquer ces enseignements réadaptés à un monde de loisirs avec comme bel objectif la maîtrise de soi. Ce fut Ô sensei Ushiba et Jigoro Kano. Bruce Lee vint compléter ce duo vénérable en rétablissant la lumière sur le cœur de l’art et l’importance d’une pratique en conscience.
En 1960, les arts martiaux étaient fortement cloisonnés, rangés en églises fréquentées par des fidèles aveugles à ce qui diffère de leurs rites. Esclaves de traditions plus ou moins falsifiées que personne n’osait remettre en question, chacun avançait, persuadé de posséder l’art reflétant l’ultime vérité du combat. Soudain un jeune homme apparut à la Mecque des arts martiaux de l’époque, les tournois de Longbeach, et rappela qu’ils furent créés pour servir, non pour asservir.
Ses prestations provoquèrent une onde de choc qui fracassa les frontières de ce petit monde figé dans les croyances. Comment pouvait-on être aussi performant en faisant des choses si différentes des pratiques connues?
Profondément représentatif de ses dires, Bruce Lee montra une voie simple et intelligente où l’homme se sert des moyens qu’il créé pour se réaliser pleinement, non pour devenir la vitrine de telle ou telle culture ou doctrine. Lui-même voulait devenir un grand guerrier comme ceux d’antan dont on raconte les incroyables pouvoirs en montrant que les habiletés de ces artistes n’étaient pas exagérées. Il vécut son rêve en soulignant qu’être un guerrier prend chaque instant de sa vie dans un engagement total. Il a aussi montré l’évolution philosophique, spirituelle et humaine qu’une telle implication engendre par opposition aux gains qu’une pratique « de telle heure à telle heure » est capable d’offrir. Il dit un jour : « Je connais des personnes qui pourraient être meilleures que moi mais elles ne s’investissent pas autant que je le fais. »
Sa vision engendra le kickboxing occidental seulement trois ans après son départ. Le Free-fight fit son apparition dans la foulée et une décennie plus tard, l’ajout du travail au sol créa la pratique sportive la plus globale appelée MMA. Et tout cela en seulement trois décennies grâce à sa vision et son impulsion.
L’art comme expression de soi
L’art en général représente un accès à soi-même à travers les expressions que l’on crée quand on écoute son intuition. Sa spécificité martiale à travers la présence d’un partenaire/adversaire, offre un effet miroir révélateur des blocages, peurs et rouages limitants que notre mental a forgé au fil de notre existence. Il dévoile l’individu que nous sommes et comment on peut être perçu par les autres. Un degré supérieur de conscience prend naissance et c’est ce qui transparait quand on regarde Bruce Lee en marge d’une gestuelle exceptionnelle.
L’évolution humaine est particulièrement lente et il arrive que de temps en temps, nous ayons la visite d’une créature non seulement douée de talents spéciaux mais qui semble vivre et évoluer à une vitesse bien supérieure à tout le monde. Bruce Lee a réalisé un nombre impressionnant de choses en seulement 32 ans de vie, bien d’avantage que la plupart d’entre nous n’effectuent en huit décennies. 45 années après son départ, nous commençons tout juste à mesurer la portée de ses réflexions philosophiques et spirituelles. Imaginons qu’il ait vécu ce temps supplémentaire, que nous aurait-il apporté ? Comment serait le monde du sport martial? Se serait-il développé pour faire grandir l’homme dans le respect de toute la création? 32 ans c’est court ! En général ces êtres ne s’attardent pas car ils savent que le peu qu’ils offrent nécessite beaucoup de temps pour être digéré par la multitude car le changement n’est pas un domaine où l’homme est le plus performant. Il me fait penser à un autre jeune homme venu il y a longtemps, qui a ouvert un canal permettant d’accéder à un état supérieur de conscience…A-t-on beaucoup avancé depuis vingt siècles ?
Bruce Lee écrivait beaucoup et bien qu’un bon nombre de ses écrits soient intemporels, il est nécessaire de les recadrer dans leur contexte historique afin de mieux les appréhender, ou tout au moins ne pas perdre de vue la particularité du climat dans lequel il grandit avant de traverser l’Océan Pacifique tout juste âgé de 18 ans.
Petit retour en arrière
Début 1973, Bruce n’a pas encore 33 ans. Les américains s’enlisent dans une guerre au Vietnam et le peuple commence à prendre conscience du ridicule de ce conflit. C’est aussi la première venue en Chine d’un chef d’état américain, Richard Nixon, événement majeur dans le contexte de l’époque.
Rappel chronologique du contexte : En 1941, le jeune Li (Lee) Jun Fan a un an. Le Sud-est de la Chine est en pleine occupation japonaise et les atrocités sur les populations sont quotidiennes. Les Japonais sont d’une sauvagerie qui n’a pas d’égale. Kowloon, lieu de résidence des Li, est entre leurs mains. Ils ne leur reste qu’à prendre le symbole de l’impérialisme anglais en extrême Orient: l’île de Hong-kong. La ville tomba le 25 Décembre après une résistance héroïque des soldats canadiens. Bruce Lee grandit dans ce contexte déchiré. Sa mère racontait qu’alors enfant, lorsqu’il entendait les avions japonais passer au-dessus de leur appartement de Nathan road, il bondissait sur le balcon et brandissait son poing en hurlant de colère.
Après la guerre, la révolution culturelle chinoise de 1949 généra un afflux de réfugiés dans la péninsule sous gouvernement anglais. Parmi ces gens se trouvaient de grands maîtres de Kung-fu fuyant la Chine communiste. Fait tout à fait unique dans l’histoire, ils firent de Hong-kong à partir de 1950, un creuset exceptionnel de talents divers et variés concentrés sur une minuscule superficie. Le maître Yip man fut l’un d’eux. Plongé dans cette conjoncture exceptionnelle, le jeune Bruce s’en abreuva autant qu’il put.
En 1960, Bruce a vingt ans et il vit aux USA. Ce milieu du XXe siècle est une période charnière importante car elle amorce un changement d’état pour l’humanité, un degré supplémentaire de conscience. Certains se considéraient comme « les enfants de Dieu » voulant vivre un paradis sur terre. Le Peace and Love atteignit son apogée à la fin de la décennie 60. Les jeunes de cette époque voulaient vivre différemment, réunir les peuples, refuser les systèmes qui rendent les riches plus riches, refusant les guerres, les pouvoirs dictatoriaux et les manipulations en tout genre. Certains ont parlé d’ouverture spirituelle puisque nous entrions dans l’ère du verseau.
Issue de cette force, 1960 vit naître une toute nouvelle génération voulant se démarquer des précédentes, refusant de marcher sur les voies tracées par les anciens. Au contraire, elle remit tout en cause, ne prit rien pour acquis, mit à l’épreuve les dires de leurs parents et de leurs enseignants avant de les valider pour eux-mêmes. Un vent d’évolution – et de révolution – soufflait dans une société en grand besoin d’air, après seulement 15 années de paix mondiale. Ce souffle puissant s’exprima bientôt au grand jour, en France, à Paris, avec les évènements de Mai 68. En 1969 eut lieu le célèbre Woodstock, première concentration musicale colossale de cette jeunesse éprise de liberté. Loin du tumulte parisien, le jeune Lee fut représentatif de cette nouvelle énergie qui entraîna la suivante dans son sillage, celle qui eut vingt ans en 1980.
Bruce Lee aurait donc 78 ans cette année, il est difficile d’imaginer ce qu’il nous aurait donné de plus mais ce serait époustouflant à n’en pas douter. Il s’était amusé à se dessiner en vieux sage taoïste. Je pense qu’il aurait aimé vivre vieux car il aimait vivre tout simplement. Considéré à juste titre comme le diamant pur du combat individuel, il éclaira d’une nouvelle lumière un monde martial déjà en perdition, traînant des légions de pratiquants endormis dans des systèmes considérés comme immuables. Le plus déroutant est qu’il était capable de démontrer ce qu’il avançait et seuls ceux qui surent mettre leur orgueil de côté purent profiter directement de sa brillance.
Son message
Bien qu’il se soit concentré sur l’élaboration de son art en vue d’un combat pour la survie et qu’il en ait fait un mode de vie, Sijo Lee ne rentre dans aucune catégorie d’artistes martiaux. Fidèle à son principe de n’appartenir à aucun système, son art, unique, les possèdent tous. Il s’agit d’une vision à l’échelle spirituelle dépassant de loin les clivages culturels et idéologiques. L’opposition physique n’est qu’apparente, elle permet d’exprimer ce qui est au fond de soi, de vivre nos incohérences et nos conflits intérieurs et de travailler dessus. Bruce avait pour but d’abolir les frontières et souligner que l’adversaire n’est qu’un miroir permettant de se comprendre soi-même et d’avancer. L’échange et le partage représentent le moyen de grandir individuellement avec l’aide des autres, non en se rangeant sous des bannières.
Un soir de Juillet 1973, Bruce Lee nous quittait pour poursuivre son chemin, nous lançant quelque chose comme : « Je vous passe le relai, à vous de jouer ! ». Bien que nous mesurions sa perte, il est indéniable que son immense legs maintient sa présence parmi nous. « Walk on ! »