Une vie, une voie, une œuvre

Par Jacques Bonemaison, 7e danTamura Nobuyoshi shihan nous a quitté en juillet 2010. Arrivé en France en 1964 délégué par son maître, le fondateur Morihei Ueshiba, il n’a eu de cesse de diffuser son message et de faire prospérer son art, l’Aïkido, avec passion. Il a laissé pour tous les aïkidoka, de France et d’ailleurs, le souvenir impérissable d’un budoka d’exception ainsi qu’une une œuvre considérable qui marque à jamais l’Aïkido de France.
 
 
Comment, après avoir vécu 17 ans auprès du fondateur de l’Aïkido, ce maître japonais arrivé à Marseille à l’âge de 31 ans et après avoir dispensé son enseignement durant 46 années, peut-il laisser une trace aussi indélébile dans le monde de l’Aïkido français ? Aurait-il insufflé une autre dimension de cette discipline ? De quelle aura personnelle a-t-il bénéficié pour que son Aïkido se développe ainsi, et quel héritage laisse-t-il aujourd’hui à l’ensemble des aïkidoka ? 
 
 
Un maître comme tant d’autres ? Un Japonais qui reste ancré dans sa culture pour satisfaire la curiosité des orientalistes ? Non, Tamura shihan n’entre pas dans ces catégories. Sa capacité à unir, à rassembler, à donner le goût d’une pratique sobre et juste et son œuvrequi se poursuit après son « grand départ » nous invitent à poser un regard approfondi sur cet homme énigmatique.
 
 UNE ATTITUDE QUI RECENTRE LA DISCIPLINE
 
 Ce qui se voyait dès la première rencontre…
Un maître réalisé qui tranche avec « l’à peu près », la pratique brouillonne, la « castagne », l’exaltation de l’ego, toute la partie d’illusion colportée à peu de frais dans ce monde de spectacle qui gangrène les arts martiaux et auquel l’Aïkido n’a sans doute pas échappé, sauf à creuser jusqu’à son essence et sa genèse.
 
Nous sommes ici devant une démarche poursuivie sans relâche, qui construit un personnage dont le résultat tangible suffit à capter même jusqu’au plus profane. Au milieu de cet univers débridé, ce n’est jamais moins de 400 personnes que Tamura shihan parvenait à réunir au sein d’une organisation fédérale, celle qu’il avait voulue, où anciens et débutants venaient, revenaient, se « rechargeaient ». Et les plus novices découvraient le personnage.
 
Le ressenti du « débutant », avec un regard neuf, son premier regard, offre de manière vraie ce qui se dégage de plus caractéristique : « Son visage reflète une profonde sérénité… Plus que concentré, il semble habité… Sous son impulsion, les pratiquants se fondent en une unité vibrante… L’effet est à la fois apaisant et troublant » (cf. l’encadré : Janvier 2010 – Ma première rencontre avec Tamura shihan de Laurence Lopez).
 
 …et ce qu’il nous invitait à rechercher nous-mêmes.
L’extraordinaire finesse de sa pratique pouvait paraître déroutante même pour un plus ancien, car se concentrer sur le visible rendait incompréhensible son Aïkido : ce ne pouvait être une addition de détails accumulés pour construire une technique, comme des wagons accrochés les uns aux autres forment un train. La finesse de sa technique était à la fois le résultat d’une recherche inlassable et l’expression d’un homme réalisé.
 
 La technique de Tamura shihan formait un tout. Elle n’offrait pas l’opportunité de décomposer, de trier, ou modifier ; elle montrait simplement le chemin à atteindre car elle contenait tous les éléments qui permettent à l’être humain de s’accomplir. En ce sens, il était parfaitement en phase avec l’Aïkido créé par O senseï Morihei Ueshiba.
 
Fallait-il qu’il ait su capter toute la substance de l’art du fondateur, notamment grâce au lien particulièrement étroit qu’il a entretenu avec ce dernier !
 
 LE PARCOURS EXCEPTIONNEL D’UN BUDOKA EXEMPLAIRE
 
 
Ce parcours, pour le moins exceptionnel, est un parcours dont nul ne peut se prévaloir de nos jours. Cela tient à sa formation qui peut être qualifiée d’unique et que Tamura shihan a su approfondir toute sa vie durant, avec une rigueur absolue et dans un don total de lui-même.
 
 Une formation unique…
 
Ce long parcours d’une richesse rare, aux côtés du fondateur dans la période très difficile de l’après-guerre et que le Japon moderne ne parvient plus à proposer, a permis à Tamura shihan d’acquérir, outre le niveau martial d’une exceptionnelle qualité, une attention de tous les instants que seule la situation d’ushi deshi pouvait façonner.
 
C’est grâce à ce contact étroit et permanent avec le fondateur et à la lumière de péripéties dont on ne connaîtra qu’une partie, qu’il a pu affiner à ce point sa personnalité de guerrier, sa noblesse d’esprit, sa force d’âme, et être totalement imprégné des valeurs fondamentales du message de O senseï.
 
 …qu’il a su faire fructifier « ici et maintenant ».
Fort de cette expérience unique et bien que « jeune senseï », il a su très vite s’adapter à cet Occident que, préalablement, il n’avait sans doute pas appréhendé. Il a découvert une culture dans laquelle le budo et ses valeurs sont ignorés, où l’Aïkido n’a pas trouvé sa vraie place, où l’idée que l’on s’en fait peut paraître pour le moins « décalée ». En se centrant sur l’essentiel et dans une probable solitude, il a revisité tout son « acquis », en a travaillé la maturation, l’a fait découvrir (au fur et à mesure de nos capacités, sans doute…), toujours avec une constante vigilance. Vigilance qu’il exprimait de manière redoutable sur les tatamis dans le rapport avec aïte, mais également à l’extérieur, que ce soit dans l’ensemble des rapports humains, dans le rapport avec l’environnement ou même dans le rapport avec les institutions. Ainsi, par exemple, il a senti le moment où il fallait quitter la fédération de Judo et donner un souffle nouveau à l’Aïkido français. Par la suite et chaque fois que nécessaire, tel le gardien du temple, discret mais très présent, il a permis à l’Aïkido français de garder le cap. Mais, en dépit des différences culturelles qui génèrent parfois incompréhension, voire refus, Tamura shihan n’a jamais opposé Orient et Occident (cf. l’encadré Authenticité et ouverture, de René Trognon).  Il a toujours agi afin que nous puissions, disait-il, « avancer ensemble ». Son analyse partait toujours de ce que l’être humain, animal vivant, a de commun quelleque soit sa culture. Il précisait que le fait d’avancer « ensemble » s’avère non seulement souhaitable, mais absolument nécessaire, et il montrait le chemin du possible.
 
Très imprégné du message d’O senseï pour qui l’humanité est une seule famille, il allait au fond de lui-même et pouvait indiquer que c’est au fond de l’être humain, donc de chacun, que se trouve la réponse. Il a toujours fait en sorte que l’Aïkido reste porteur de ses valeurs fondamentales.
 
 Le lien entre deux cultures : un vrai dojo au cœur même de la fédération FFAB.
L’essor de la FFAB, pour laquelle et dans laquelle il n’a jamais négligé le fond de l’Aïkido, l’a conduit à la création d’un dojo traditionnel dès 1992, le dojo Shumeikan. « L’Aïkido est une voie de perfectionnement de l’homme, disait-il. Il ne suffit pas de posséder le brevet d’État pour bien enseigner ». « Je souhaiterais pouvoir y approfondir tout ce qu’il n’est pas possible de travailler réellement lors des stages et des entraînements habituels ». « Mon souhait est que chaque individu découvre de lui-même ce qu’il doit faire, spontanément… trouve où est l’insuffisance et y pallie. ». « C’est bien, ajoutait-il, ce que nous faisons lors de la pratique : trouver la faille chez l’adversaire, y porter l’attaque, discerner les points faibles… et le contrôler. » (cf. l’encadré de Christian Gayetti : Shumeikan, un dojo traditionnel).
 
Il s’agit d’un dojo où l’on pratique, où l’on partage les repas, où l’on dort, où chacun participe à la vie du bâtiment, à son fonctionnement, où les temps traditionnellement forts du budo (Kagami biraki, Kan geiko, Midori no hi, Shoshu geiko, O gogi, Etsunen geiko) sont vécus avec une intensité remarquable et selon le principe du dévouement. Car, en cette période où tout se monnaye, où toute action est basée sur un principe d’échanges, de réciprocité présupposée, Tamura shihan a voulu que son dojo soit « géré selon le principe du dévouement ». Et précisait-il : « le dévouement est un moyen de s’accomplir et une source de joie pour soi-même. L’autre existe sans exister… L’autre est soi-même ».
 
Par cette pratique globale qui ne se résume pas à des exercices sur les tatami et grâce à l’impulsion donnée par Tamura shihan, le dojo Shumeikan est devenu la référence. Tamura shihan a récemment rappelé (cf. la lettre Shumeikan-juin 2007) que « le dojo est le lieu destiné à l’éducation des corps, des âmes et des esprits, où l’on s’efforce d’apprendre à vivre dans un meilleur sens, où l’on cherche à obtenir une transformation profonde de l’esprit ».
 
Mais en quoi cette pratique est-elle apparue, aux yeux de certains, tout à fait spécifique ?
 
 TRAVAILLER SUR LE CORPS POUR CHANGER L’ESPRIT
 
 
Tamura shihan est parti du constat très simple selon lequel « L’homme est ensemble corps et esprit. Il faut les deux pour que l’on puisse commencer à parler d’homme. L’esprit anime le corps tout comme le corps est nécessaire pour animer l’esprit. La fonction des budo est de maintenir l’équilibre entre corps et esprit au plus juste.  Il n’existe aucune pratique qui puisse entraîner l’esprit sans l’intervention du corps, pas plus qu’il n’existe de pratique physique sans que l’esprit ne soit présent » (Propos de Tamura shihan recueillis peu de temps avant son décès et parus dans la revue Shumeikan n°5 – juin 2010).
 
 Connaître son corps, le solliciter, et simplifier…
De ce constat très simple, arrivent les fruits de l’expérience et de la sagesse : « Allonger la respiration ou la raccourcir, expirer fortement ou inspirer doucement sont toujours des actes volontaires ». Or, précise-t-il, « pacifier l’esprit ou bien l’activer dépend de la respiration ». Seulement, « afin de contrôler la respiration, la posture est d’une importance fondamentale ». Nous voici donc bien ici devant les prémices de la pratique de l’Aïkido, et négliger ces remarques ne peut que conduire à une forme de travail tout à fait inopérante. « Si vous vous trompe dans l’application de la méthode de respiration, votre corps saura vous le dire. »… Tamura shihan laissait ici chacun maître de son propre parcours. Le chemin est indiqué et le pratiquant placé devant sa propre responsabilité, face à son propre devenir.
 
Il n’y a pas de recherche d’exploits, mais une pratique qui se veut sobre, en respectant ce corps jugé précieux, « un don de nos parents qu’il faut entretenir », ne se privait-il pas de rappeler. Loin de la méthode illusoire d’un apprentissage de gestes, il s’agit d’épurer le corps (misogi). « Simplifier le corps, et la technique sera simplifiée »… (cf. l’encadré de Stéphane Fassetta : Tamura shihan et le travail sur le corps). La possibilité de percevoir une telle corrélation est liée directement à la forme de l’entraînement. En clair, l’élaboration d’une technique constitue non une finalité, mais un moyen pour effectuer misogi. Pour autant, « il faut savoir prendre son temps et trouver du plaisir dans la recherche de solution » ajoutait-il avec un mélange de sérieux et de malice.
 
 La voie de simplification passe du corps à l’esprit
En travaillant de la sorte sur le corps, on trouve la clé, comme dans la fable du Laboureur et ses enfants où le trésor se situe dans l’acte de retourner la terre, encore et encore. La technique d’Aïkido est utilisée comme voie de transformation ; elle doit recentrer le pratiquant et invite à un travail de chaque instant. Tamura shihan rappelait régulièrement que l’Aïkido est un art de vivre au quotidien, une recherche constante dans le dojo et à l’extérieur de celui-ci, en tout lieu. Alors et dans ce cas, l’esprit suit.
 
Pour ce faire, conduire le pratiquant sur une voie juste devient une responsabilité incontournable, de même que dans la pratique, la responsabilité de tori (celui qui porte le mouvement) est de conduire aïte (celui qui attaque et suit le mouvement) sur une voie juste. Tamura shihan insistait beaucoup sur le sens de la pratique : «le véritable objectif du budo est d’agir pour la paix, l’harmonie sociale et le perfectionnement de soi». Il aimait expliquer, à partir de l’idéogramme « bu » de budo qui signifie « arrêter la lance », que le vrai sens de bu est de faire en sorte que cet instrument de guerre ne soit pas utilisé et ainsi d’arrêter la guerre. Corrélativement, Tamura shihan constatait avec tristesse que les budo modernes se sont éloignés de leur mission originelle et sont devenus des sports où il est important de gagner, de remporter des médailles, où l’on pratique pour se distraire.
 
 UNE PLACE PRIORITAIRE POUR L’EDUCATION
 
 Une éducation pour tous les humains…           
 
Soucieux en permanence de forger des « hom-mes au cœur droit », Tamura shihan notait que l’éducation fait de plus en plus défaut de nos jours. Dès lors, celle-ci doit tenir une place privilégiée dans tous les dojos. En pratique, ses règles doivent être sans cesse rappelées, approfondies et toujours mieux comprises.
 
« Le budo contient ces règles et l’Aïkido traditionnel en est l’émanation parfaite ». Cette affirmation, mentionnée dans son ouvrage Étiquette et transmission, est bien la manifestation d’un désir profond de voir l’Aïkido au cœur de cette mission éducative et  sa réalisation passer par la recherche de l’attitude juste chez tout pratiquant, avec une exigence accrue pour les plus anciens.
 
Il insistait sur le fait que la recherche ne doit, en aucun cas, être interrompue car, ajoutait-il, notamment pour les plus gradés qui pourraient se complaire dans une autosuffisance : « une eau pure peut pourrir dans une mare ».           
 
 …avec un regard particulier pour les enfants.
 
Il a su notamment faire prendre conscience que l’éducation est la première chose à enseigner aux enfants. Toutefois, il portait un regard autre, un regard juste et mettait en lumière certains aspects de l’enfant que des stéréotypes du moment ne permettent pas toujours d’aborder… Il usait de phrases très simples, qui surprenaient, qui renversaient les acquits et poussaient à la réflexion en ouvrant le cœur. À celui qui voyait la nécessité de reconsidérer l’Aïkido afin de le rendre « accessible » aux enfants, il répondait : « un enfant, c’est un homme ».
 
À celui qui inventait un système de jeux préparatoires à la pratique de l’Aïkido, il notait que « l’enfant sait tout à fait naturellement entrer dans le jeu de l’Aïkido ; quand il attaque, il attaque ; quand il chute, il est heureux de chuter. Lorsqu’on lui montre le cérémonial, il aime le pratiquer ».
 
Tamura Shihan n’hésitait pas à laisser percevoir que les difficultés attribuées aux enfants pouvaient en réalité être un transfert que l’adulte s’empressait de faire… Quant au choix de l’enseignant à qui le cours pour enfants était confié, il disait avec force que « pour les enfants, ce doit être le meilleur professeur » (cf. encadré de Jean-Pierre Pigeau : Tamura shihan, l’Aïkido et les enfants).
Et dans le même temps, lorsqu’il s’adressait aux adultes, il rappelait qu’il faut « retrouver en nous notre cœur d’enfant »…
 
 DE LA TRADITION JAPONAISE À L’HOMME UNIVERSEL
 
 
C’est en gardant présentes les sources les plus profondes de la tradition japonaise que Tamura shihan a transmis un Aïkido à portée universelle. La préparation, qu’il nous faisait vivre, tranche avec un simple échauffement physique. Elle correspond tout autant à un travail mental qu’à une ouverture sur la connaissance de soi-même.
 
 Une préparation traditionnelle à portée universelle…
Tamura shihan ne s’est pas autorisé à édulcorer la préparation chère à O senseï, fusse pour satisfaire les non-initiés ou les fervents adeptes de la logique cartésienne. Il a vécu profondément et conservé ces mouvements traditionnels, pour lesquels il faut remonter au Kojiki afin d’en avoir les références et d’en percer le sens profond, et a permis aux aïkidoka « non-japonais » de les ressentir. Cette préparation pouvait, sans doute, s’avérer quelque peu perturbante ou par trop ésotérique car sans résultat immédiatement perceptible. La tentation eut donc été grande de passer outre et d’y substituer une sorte d’échauffement, apparemment plus physique, assurément plus en phase avec nos critères sportifs, et sans qu’il ne soit besoin de s’interroger, de se remettre en cause et aller au-delà d’une simple mécanique physique.
 
Non seulement Tamura shihan a respecté et fait respecter l’intégralité de la préparation traditionnelle et ses mouvements ancestraux, qu’il s’agisse d’ ame no tori fune, furi tama, shi ho giri, etc., mais il a fait vivre tour à tour les trois préparations qui s’inscrivent parfaitement dans la tradition (cf. l’encadré de Bernard-George Batier : La préparation de Tamura senseï, du Shinto au Taoïsme).
 
En effet, la préparation appelée souvent  les 8 pièces de brocard est une préparation très utilisée dans le budo et appelée Ba duan jin, tout comme le Jikkyo jutsu que Tamura shihan n’omettait jamais de travailler en alternance avec les deux autres préparations. Ces préparations ont été rendu perceptibles de par l’extraordinaire intensité avec laquelle Tamura shihan vivait lui-même ces différents mouvements, grâce aussi à quelques explications, volontairement sporadiques afin de nous inciter à ressentir plutôt que d’intellectualiser et découvrir par nous-mêmes.
 
 …où chacun peut se reconnaître.
Ainsi, jamais il ne forçait la main. Lorsqu’une question sur la préparation se posait et qu’il décelait une once de perplexité ou de désarroi, Tamura shihan répondait de manière apaisante : « j’utilise cette préparation parce que cela me fait du bien ». En réalité, ce travail intérieur, qui nettoie, allège, permet de découvrir le sens du vide. Il aboutit à la rencontre silencieuse avec soi-même et prédispose de manière incontournable à une pratique de l’Aïkido véritable.
 
Sans doute est-ce grâce à ce travail intérieur, que Tamura shihan n’a jamais négligé, qu’il est permis d’appréhender l’extrême finesse de sa technique. Il serait par ailleurs tout à fait illusoire de tenter une représentation graphique de « son style », car la réalisation de sa technique, tout simplement, échappe au temps : en génie de l’Aïkido il est déjà là, placé, naturellement placé, avant que toute pensée ne surgisse et où le ma aï ne répond à aucun critère de durée. Le lien entre ces préparations et la façon de pratiquer l’Aïkido est ici parfaitement bien établi.           
 
Il est amusant de constater que cette notion de ma aï souffre chez les « très rationnels Occidentaux » d’une symptomatique difficulté de traduction.
Tantôt traduite par « distance », ou bien par « intervalle », la formule la plus souvent usitée demeure « espace/temps », acception face à laquelle les toujours « très rationnels Occidentaux » restent bien souvent circonspects. Pourtant, il se trouve que la notion d’espace/temps fut décrite et expliquée en 1908 par le professeur du célèbre Albert Einstein… qui parlait de « se  soustraire à la durée ordinaire pour atteindre l’unité »… en faisant référence, dans sa démonstration, au « temps imaginaire » de Descartes…
 
Il semble bien que chacun soit convié à une meilleure approche de sa propre culture afin de rendre possible l’ouverture vers ce qui, a priori, pourrait paraître étrange chez « l’autre ».
 
Dès lors, l’aïkidoka n’est-il pas invité à se mettre à l’écoute de ce que chaque culture renferme d’universel ?
 
 UN RAYONNEMENT INTERNATIONAL, LOIN DES CAMERAS
 
 
De par sa recherche permanente et son accomplissement, Tamura shihan était devenu parfaitement disponible et ouvert à toute culture. Aiguisé à une perception juste et immédiate, il était prêt à toute situation nouvelle.
 
 Créer la confiance…
Son regard était celui de l’aigle qui, d’un éclair, avait cerné son environnement et absorbé tout nouvel élément venu s’y insérer. Si l’aigle est passé maître des cieux, Tamura shihan a su traverser obstacles et frontières, avec une facilité stupéfiante. De nombreux aïkidoka gardent présent à l’esprit des anecdotes particulièrement signifiantes, où Tamura shihan retournait positivement et avec humour une situation que, de prime abord, chacun imaginait sans issue.
 
C’est ainsi, par exemple, que Tamura shihan s’est avisé, avant la chute du mur de Berlin, de traverser les frontières difficilement franchissables de l’Europe de l’Est, pour se rendre à Szczecin (cf. l’encadré de Henri Avril : De l’Aïkido au poste de douane). Ne fallait-il pas, dans un tel contexte, une maîtrise de soi absolument parfaite pour que le mouvement utilisé « pour les besoins de la cause » lie, à la fois, une efficacité sans faille, surprise et satisfaction des « partenaires » et « spectateurs », puis inspire une telle confiance pour que ces aïkidoka aventuriers puissent entrer dans la Pologne de l’époque sans être inquiétés !
 
 …qui génère l’adhésion
C’est cette justesse, cette adaptation immédiate, c’est aussi cette osmose avec les pratiquants de toutes cultures qui ont permis à Tamura shihan de faire montre d’un rayonnement international qu’aucune méthode de communication, si élaborée soit-elle, n’aurait pu générer. Parce qu’il était le même partout avec simplicité, il savait toucher au fond de l’être, là où tous les humains peuvent se retrouver.
 
Faire respirer 900 personnes à l’unisson reste une véritable gageure (cf. l’encadré de Judith Laredo : À Buenos Aires, comme ailleurs ). Cette expérience, vécue sur deux jours dans la capitale argentine, reflète bien de la capacité dont Tamura shihan avait le secret pour générer chez les pratiquants de tout niveau, de tout pays et d’implications diverses, une adhésion aussi manifeste qui pouvait même les surprendre.
 
En fait, le bien-être n’est-il pas contagieux ? La sincérité n’est-elle pas source de confiance ? Le respect de l’autre et la paix qui se dégageaient de la personne de Tamura shihan n’inspiraient-ils pas tout simplement une confiance éclairée ? Parce qu’il s’adressait à la racine commune de l’être humain, chacun ne se sentait-il pas concerné ?
 
 HUMILITE, CONVIVIALITE, SAGESSE, SONT LES MAITRES MOTS
 
 D’une humilité particulièrement rare
Tamura shihan faisait toujours montre d’une humilité qui surprenait, humilité faite de respect et de générosité envers ses élèves, ce qui très probablement contribuait à favoriser une relation de confiance. Lorsqu’une remarque ou un conseil s’avéraient utiles, jamais le ton employé n’était impératif. Il n’utilisait pas davantage de réponse toute faite. Il s’exprimait de cœur à cœur, par phrases lapidaires, puis s’effaçait, offrant ainsi un espace vide permettant à chacun de vivre et tâtonner. Il n’ouvrait pas la porte pour l’élève, mais indiquait sobrement où trouver la clé, au pratiquant de la chercher, apprendre à l’utiliser, puis enfin ouvrir sa propre porte.
 
Le point d’orgue de l’humilité de ce grand maître n’était-il pas dans la considération qu’il pouvait exprimer envers ses élèves ? L’hommage vibrant rendu à notre très regretté Jean-Yves Levourc’h, compagnon particulièrement dévoué et généreux, exceptionnellement actif au sein de l’institution fédérale et extrêmement assidu sur les tatamis, a dépassé ce qu’il était permis de supposer de la part d’un senseï. Après avoir  précisé « la passion qui habitait ta pratique était admirable », Tamura shihan ajouta de sa plume : « …ton chemin d’Aïkido correspond parfaitement à mon idéal ».
 
Un tel positionnement, émanant d’un grand maître, ne dépasse-t-il pas le simple étonnement !
 
 De la convivialité à la sagesse profonde
En guerrier toujours prêt, Tamura shihan était prêt tout autant à rire, jusqu’à saisir le petit détail furtif qui amuse. Nul n’oubliera ses attitudes parfois déconcertantes, son clin d’œil plein d’humour, de douceur, de malice et de charme, qui venait rompre définitivement, tranchant comme un  sabre, une discussion dans laquelle nous allions nous engluer. Sobre mais drôle, sérieux mais amusant, il aimait la vie et la vivait pleinement. Il savait la rendre légère et la faire aimer.
 
D’abord saisi par le côté amusant de la représentation de ces deux chérubins que décrit Antoine Soares, Tamura shihan a aussi noté le lien existant entre ange et démon et, en « observateur éclairé », se permet de rappeler que : « Les êtres vivants partagent une soif d’exister ». Il a immédiatement perçu le sens du partage, fut-il entre diable et ange. Une terrible invitation à la tolérance, et mieux, à l’acceptation de l’autre sans jugement sélectif. D’aucuns pourraient y voir un aspect seulement grivois qu’ils jugeraient peut-être difficilement compatible avec l’image surfaite d’un maître ascète et distant. Or Tamura shihan, très amusé par cette faïence, en saisit le sens et indiquait : « c’est cette diversité qui les appelle à fleurir dans une même existence ». Apologie de la diversité qu’il présente comme le passage nécessaire à l’épanouissement. Une invitation très subtile…
 
De « la boutique anodine » à « l’éthique universelle », le maître est venu donner son éclairage.
 
 CE QUE NOUS LAISSE TAMURA NOBUYOSHI SHIHAN
 
 
« Ne pas chercher à changer l’autre, mais se changer soi-même ». Ce fut l’ultime phrase de Tamura shihan lors de son dernier stage à Dijon en mars 2010, avant qu’il ne se retire et se prépare pour le « grand passage ». Tamura shihan est un exemple vivant montrant que la technique n’est rien tant qu’il n’y a pas cette transformation intérieure. Il est la démonstration éclatante que « plus grande est la sérénité, plus juste est le mouvement ».
 
Le secret de son efficience semble bien trouver sa place dans cette sentence japonaise : « Le sabre n’allonge pas le bras de celui qui ignore la vertu ».                                           
 
 
 

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